LA CLARTÉ DU GESTE - Mechtilt

- tout est tonalité, plus qu'un dialogue -

n'a ni commencement ni fin.

Si le dessin ou le tableau - peu importe son format - ne << respire >> point, il ne faut pas le garder. Exactement comme dans la plupart de mes relations, cela manque

de transparence ... La clarté du geste, la sûreté de la trace, la nécessité du signe, l'absence de tout élément trichant devient primordial

et si j'y étouffe comme dans une crise d'asthme il faut condamner même

ce centimètre carré où des qualités semblent apparaître ...

Je détruis donc.

[. . .]

Le livre est venu vers moi,

pas moi vers le livre.

Déroulements en longs mouvements, sortant un jour d'une poubelle ?

Livre ? Dalle à dessiner?

Devenu espace pour y placer des traces, des mots en suspens, l'écho de la voix d'un autre, poète.

Espace qui se fait, s'enchaîne en plans, se défait et se ferme

- geste le plus définitif du lecteur -pour répondre à un besoin profond de lier peinture & écriture.

La question qu'il nous adresse le tableau -

à nous peintres - : laisse-moi te regarder, laisse-moi regarder, toi qui me rend ce regard. Ce contact mystérieux, profond,



"CONTINUER CONTRE TOUT ET TOUS" - Pauline de LABOULAYE

Version Française 🇫🇷

C’est à cette époque qu’elle commence à écrire pour la rubrique culturelle de journaux belges et néerlandais. Grâce à cette activité, elle rencontre des poètes et des écrivains qu’elle impressionne par la sensibilité de ses questions et par sa haute silhouette de belle nordique aux yeux d’un bleu, que l’on décrit, comme froid et intense. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance d’Anaïs Nin avec qui elle entretiendra une correspondance très personnelle entre 1964 à 1974, comme avec Marcel Moreau, entre 1966 à 1968. Durant ces années, Mechtilt fréquente également des collectionneurs et des marchands d’art africain et accède à une scène intellectuelle parisienne qui attire encore les créateurs du monde entier.

En 1973, elle quitte l’Oise, abandonnant ses œuvres dans le grenier qui lui sert d’atelier, et s’installe à Paris avec ses deux fils. Tout en continuant son travail de journaliste culturel qui la fait vivre, Mechtilt se revendique comme peintre et multiplie les expositions. En 1977, elle obtient un atelier de la ville de Paris au 18 rue de l’Eure, et dès 1980, elle parvient à vivre de son art sans chercher, pour autant, à atteindre une reconnaissance publique à laquelle elle n’est pas prête à sacrifier sa liberté.

Mechtilt Greiner est née en 1934 à Amsterdam. Enfant rêveuse, élevée dans le milieu cultivé d’un père architecte moderniste, elle est impressionnée par la nature qui l’environne, faite d’eau, de ciel et de fleurs aux couleurs vives. Après des études de peinture à l’académie des Beaux-Arts d’Amsterdam, elle épouse en 1956 le peintre autodidacte Jan Meijer, issu d’un milieu paysan du nord-est des Pays-Bas. En 1957, le couple séjourne dans l’atelier de Nicolas de Staël à Antibes et voyage en Italie.

Après la naissance de leur premier fils en 1959, les Meijer quittent définitivement la Hollande pour s’installer dans le village de Dieudonné, dans l’Oise. La communauté artistique qui se réunit à Dieudonné autour de Jan Meijer et de son voisin, le peintre Raoul Ubac, appartient à cette nouvelle École de Paris qui, à l’épreuve de la guerre, cherche dans l’abstraction lyrique « les équivalences spirituelles du monde extérieur et d’un monde plus intérieur ». Mechtilt y participe de façon discrète, à l’ombre d’un mari charismatique qui la cantonne à un rôle domestique contre lequel elle finira par se rebeller avec une violence qui marquera son œuvre et l’amènera à privilégier sa liberté pour « continuer contre tout et tous ».

Elle pratique également cette écriture très ancienne des femmes en quête d’une vie propre, qu’elle soit mystique, spirituelle ou simple vie intérieure : le journal intime. Encouragée par son amie et modèle Anaïs Nin, elle s’y confie avec cette liberté absolue qui scandalise, mélangeant toutes les langues, sans concession pour elle-même et pour ses proches. Ce n’est que tardivement, trois ans avant sa disparition survenue au premier jour de l’an 2000, alors qu’elle est déjà malade, que Mechtilt publie un recueil de textes et de poèmes qu’elle regroupe sous le titre de La clarté du geste, aux éditions de l’Envol, avec une préface de son amie Colette Seghers. Dans ce livre « venu vers moi, pas moi vers le livre »3, elle donne quelques clés pour comprendre sa peinture et le lien qu’elle entretient avec l’écriture « pour dire des choses que je ne sais pas peindre. Ou pour dire des choses que je peins trop facilement. Ainsi je me trouve constamment dans un no man’s land : entre peinture et écriture. »

"ENTRE PEINTURE ET ÉCRITURE"

La préface prémonitoire de Colette Seghers à La clarté du geste évoque ces tempêtes passées « sur elle et parfois sur son atelier au quinzième étage, emportant et saccageant tout, tableaux compris. » Lorsque son atelier est ravagé à nouveau par les tempêtes Lothar et Martin qui soufflent sur l’Europe à la fin du mois de décembre 1999, au moment même où Mechtilt s’éteint après une lutte de sept ans contre le cancer, ses encres se projettent sur ses peintures et sur ses livres, et des éclats de verre fendent les toiles qui en portent encore les stigmates, comme une intervention divine. Ce qui frappe alors, c’est la similitude entre ces traces projetées par les rafales de vent et celles que Mechtilt jette sur le papier, comme si la tempête achevait son œuvre, la rendant totale et révélant le lien indissociable, dans son travail, entre création et destruction.

Son dialogue avec des poètes et des écrivains l’amène, avec la complicité de l’éditeur Pierre Seghers et de sa femme Colette, à illustrer leurs textes au moyen de ce qu’elle appelle ses « noirs ». Ces dessins à l’encre de Chine, inspirés par des fragments de papier japonais aux bords déchirés, par la calligraphie arabe et chinoise, et par le rythme du jazz et de la danse africaine, deviennent sa marque de fabrique. Elle en fait une arme lorsque, sensible à tout type d’oppression et de déni d’identité, elle participe aux grands combats de sa génération contre l’aliénation des femmes (avec Hélène Cixous qui écrit et dit le texte du film de Robert Sève, Mechtilt, 1975), contre la dictature argentine (manifestation 100 drapeaux pour les disparus, 1981), contre le massacre de Sabra et Chatila (banderoles, 1982), ou contre la peine de mort et la torture (Un mois et dix-sept jours de torture, 1985). Elle soutient de ses œuvres la lutte contre l’apartheid (livre objet Soweto, Cap de désespérance avec le poète mauricien Edouard Maunick en 1985), la négritude (participation aux colloques de la négritude, illustration des Elégie des Circoncis de Léopold S. Senghor, 1985) ou encore les droits de l’homme (exposition pour Amnistie internationale, 1987). L’art la fait voyager au Japon, aux Etats-Unis ou en Grèce, et le militantisme l’emmène au Moyen Orient, au Maghreb, en Afrique et aux Caraïbes. Elle traverse des paysages, entre en contact avec d’autres cultures qui lui inspirent d’autres œuvres : Nuit de Bagdad, L’appel du désert, Terre de safran, Terre d’Afrique …

Outre la peinture et le dessin, qu’ils soient poétiques ou militants, voire érotiques (série des Érographes) ou humoristiques (suite de dessins pour Charlie Hebdo), Mechtilt écrit. Les titres de ses toiles témoignent d’une recherche proche de l’univers des haïkus. Mais c’est le plus souvent à l’ombre des écrivains et des poètes qu’elle commente, qu’elle illustre ou avec qui elle correspond, qu’elle cherche des mots, en néerlandais et en français, sa langue d’exil.

Les toiles de Mechtilt sont des palimpsestes couverts d’écritures illisibles comme ces sémiogrammes d’André Masson dont Roland Barthes disait qu’ils nous aidaient à comprendre une vérité de l’écriture qui n’est pas dans le message - auquel le réduit un Occident qui « substitue le règne de la parole à celui du geste » - mais dans « la main qui appuie, trace et se conduit, c’est-à-dire dans le corps qui bat (qui jouit) » . C’est cette « pulsion d’écriture » 10 qui permettra à Mechtilt de continuer à créer, donc à vivre, après son attaque de 1992 qui la laisse à moitié paralysée. Sa main droite soutenue par la gauche, elle remplit des colonnes de signes alignés comme des idéogrammes sur des cahiers japonais. Leur insignifiance même leur donne valeur de trace, où l’on sent la rage, la tendresse, l’exigence, la danse, le souvenir qui n’a que faire de l’inutile mémoire des mots. Ces signes recueillent ses états d’âme aussi sûrement que le ferait son journal intime. Peut-être peut-on y lire ce qu’Etty Hillesum, une autre grande amoureuse d’Amsterdam, notait sur le sien à la veille de partir pour le camp de Westerbrock où elle a pu croiser le jeune Jan Meijer : « les plus larges fleuves s’engouffrent en moi, les plus hautes montagnes se dressent en moi. Derrière les broussailles entremêlées de mes angoisses et de mes désarrois, s’étendent les vastes plaines, le plat pays de ma paix et de mon bienheureux abandon. Je porte en moi tous les paysages. J’ai tout l’espace voulu, je porte en moi la terre et je porte le ciel. »

Malgré ses antécédents modernistes, Mechtilt n’a pas opté pour une peinture claire à la De Stijl, ascétique et puritaine. Comme Jan Meijer, elle choisit la voie plus exubérante de l'expressionnisme, une voie qui correspond à son besoin d’incarnation et à sa révolte : « La peinture, écrit-elle dans La clarté du geste, est la colère du corps ; une colère chaude, brûlante, liquide, la colère de l’orage »5. Mechtilt appartient à cette génération d’artistes d’après-guerre qui tente de retrouver un fond commun d’humanité, archétypal et universel, en plongeant dans les profondeurs de leur intériorité, quitte à y affronter les monstres tapis au fond de leurs instincts et de leurs pulsions. Le corps, seule source de vérités essentielles, s’engage alors tout entier dans l’acte pictural. Au rythme du jazz, Mechtilt se lance dans un véritable corps à corps avec la toile ou le papier Japon, et multiplie les gestes. Elle peint, elle déchire, elle froisse, elle fend, elle trace, elle superpose, elle ajoute des fleurs ou des feuilles, elle encre, elle noircit, puis ouvre un espace dans cette nuit, la strie de couleurs vives « comme un poing dans la gueule »6 et de signes balbutiants, respire, étouffe, tremble, transportée au bord de l’orgasme ou au bord du néant, lorsque « le contact avec la peau du tableau se perd » ; et puis ferme les yeux pour regarder ses peintures.

 

"AGAINST EVERYONE AND EVERYTHING" - Pauline de LABOULAYE

English Version 🇬🇧

Mechtilt Greiner was born in 1934 in Amsterdam. Raised amidst the educated family of a modernist architect father, Mechtilt is a dreamer, impressed by the nature surrounding her, made of water, sky and colourful flowers. After studying painting at the Fine Arts Academy of Amsterdam, she marries in 1956 the self-taught painter Jan Meijer, son of a farming family from the north-east region of the Netherlands. In 1957, the couple stays in Nicolas de Staël’s studio in Antibes (south of France) and travels to Italy.

After the birth of their first child in 1959, the Meijers leave Holland once and for all to settle in the village of Dieudonné, in the Oise region (France). The artistic community that meets in Dieudonné around Jan Meijer and his neighbor, the painter Raoul Ubac, belongs to the new School of Paris which, in the test of war, seeks “the spiritual equivalences of an outside world and a more inner one” in the lyrical abstraction. Mechtilt participates discreetly, in the shadow of a charismatic husband who keeps her confined as a housewife, a role which she will eventually fight against with a violence that will mark her work and lead her to prioritize her freedom “against everyone and everything”.

It is at that time that she begins to write for cultural news sections in Belgian and Dutch newspapers. Thanks to this line of work, she meets poets and writers whom she impresses by the sensitivity of her questions, and by her tall nordic beauty with deep blue eyes, that they describe as cold and intense. She then meets Anaïs Nin, with whom she maintains an intimate correspondance between 1964 and 1974, like the one she has with Marcel Moreau between 1966 and 1968. During those years, Mechtilt also socializes with collectors and merchants of African Art and accesses the Parisian intellectual scene that attracts creators from around the world.

In 1973, she leaves the Oise region, leaving her works behind in her studio in the attic, and moves to Paris with her two sons. While continuing to work as a cultural journalist to make ends meet, Mechtilt makes a name as a painter and partipates in numerous exhibitions. In 1977, the city of Paris allocates her a studio at 18 rue de l’Eure. From the 80s she manages to make a living with her art, while not trying to gain public recognition for which she isn’t ready to sacrifice her freedom.

Through her dialogue with poets and writers - and with the help of publisher Pierre Seghers and his wife Colette - she illustrates their writings using what she calls her “blacks”. These ink drawings, inspired by fragments of Japanese paper with torn edges, as well as Arabic and Chinese calligraphy and following the rhythm of jazz music and African dance, become her trademark. She uses it as a weapon when, sensitive to any type of oppression and denial of identity, she takes part in the great battles of her generation against the alienation of women (with Hélène Cixous, who wrote and said out loud the text of Robert Sève’s movie, Mechtilt, 1975); against the Argentina dictatorship (100 flags for the disappeared protest in 1981); against the massacre of Sabra and Shatila (banners for demonstrations in 1982); or against the death penalty and torture (Un mois et dix-sept jours de torture / A month and seventeen days of torture, 1985). She supports with her work the struggle against apartheid (book-object Soweto, Cap de désespérance / Soweto, Cape of Despair, with the Mauritian poet Edouard Maunick in 1985); the “negritude”, (participation to symposiums, illustration of the Elégie des Circoncis / Elegy of the Circumcised, by Leopold S. Senghor in 1985); or the fight for human rights (exhibition for Amnesty International in 1987). For her art, she travels to Japan, the United States and Greece, while her activism takes her to the Middle East, Maghreb, Africa and the Caribbean. She travels accross landscapes, comes into contact with other cultures that inspire new paintings : Nuit de Bagdad / Baghdad Night, L’appel du désert / The call of the desert, Terre de safran / Saffron land, Terre d’Afrique / Land of Africa …

Besides painting and drawing, wether poetic, militant, erotic (the Erographs’ series) or humorous (illustrations for Charlie Hebdo), Mechtilt writes. Her paintings’ titles evoke haikus. But it’s more often in the shadow of writers and poets that she comments, illustrates or with whom she keeps a

correspondance, that she searches for words in Dutch and in French, her language of exile. She also uses the traditional writing practice of women in search of a life of their own, interior life if not mystical or spiritual: the diary. Encouraged by her friend and mentor Anaïs Nin, she expresses herself with an absolute and often scandalous freedom, mixing languages, uncompromising for herself or her relatives. It’s only three years before her death, on the first day of the year 2000, when, already sick, Mechtilt publishes a collection of texts and poems that she puts together and calls La clarté du geste / The clarity of gesture at L’Envol Editions, with a foreword by her friend Colette Seghers. In this book of which she says it “came to me, not me to it”4, she gives clues in order to understand her paintings and its links to her writings : “to say things I’m not able to paint. Or to say things that I paint too easily. I find myself constantly in a no man’s land: between painting and writing”.

"BETWEEN PAINTING AND WRITING"

The premonitory foreword by Colette Seghers to La clarté du geste / The Clarity of the Gesture evokes the past storms “on her and sometimes on her studio on the fifteenth floor, taking away and destroying everything, including her paintings”. After a seven-year fight against cancer, Mechtilt passes away as her workshop is ravaged by the storms Lothar and Martin blowing over Europe at the end of December 1999. Her ink is spilled on her paintings and books, glass splinters split her canvases, which still bear the stigma of this event like it was a divine intervention. What strikes then is the similarity between the ink projected by the gusts of wind and those that Mechtilt throw on the paper, as if the storm completed her work, making it a total artwork and revealing the inseparable connection, in her work, between creation and destruction.

Despite her modernist upbringing, Mechtilt didn’t choose the clarity of De Stijl style, ascetic and puritanical. Like Jan Meijer, she went for the more exuberant path of expressionism, a path that corresponds to her needs for incarnation and revolt: “Painting – she writes in La clarté du geste is the anger of the body: a hot, burning, liquid anger, the wrath of the storm”. Mechtilt belongs to this generation of post-war artists who tries to rediscover a common archetypal and universal background for humanity by diving into the depths of their inner self, even if it means facing the monsters hidden in their instincts and their impulses. The body, only source of essential truths, engages itself entirely in the pictorial act. Following the rhythm of jazz music, Mechtilt embarks on a real physical struggle with canvas or Japanese paper, and multiplies the gestures. She paints, she tears, she crumples, she splits, she traces, she superimposes, she adds flowers or leaves, she inks, she blackens and then opens a space within the night, adds streaks of bright colors “like a punch in the face” and stammering signs; she breathes, stifles, trembles, transported to the edge of orgasm or the edge of nothingness, when “contact with the skin of the painting is lost”; and then she closes her eyes to look at her painting.

Mechtilt’s paintings are palimpsests covered with illegible writings, similar to the semiograms of André Masson that Roland Barthes interprets as being a tool to understand a truth about writing which is not in the message (the West “substitutes the reign of the word instead of the gesture’s one”) but in “the hand which supports, traces and behaves, that is to say in the body that beats (and feels elated)”. It is this urge to write that will allow Mechtilt to continue to create, and hence live, after her stroke in 1992 that leaves her half-paralyzed. Her right hand supported by the left, she fills columns of signs aligned like ideograms on Japanese notebooks. Their absence of meaning gives them the value of a trace, where we feel rage, tenderness, expectation, rhythm and memory that cannot compare to the useless memory of words. These signs mirror her moods as surely as her diary would. Perhaps they express what Etty Hillesum, the day before leaving for Westerbork camp where she may have met the young Jan Meijer, wrote on her own diary: “the widest rivers rush into me, the highest mountains rise up in me. Behind the bushes, intermingled with my anguish and my confusion, extend the vast plains, the flat country of my peace and my blessed abandonment. I carry all the landscapes in me. I have all the space I need, I carry the earth and I carry the sky”.

- Pauline de Laboulaye